Le Monde bâti des femmes
Dans le cadre de la Biennale d’Art et d’Architecture « Infinie liberté, un monde pour une démocratie féministe » s’est naturellement posée la question des territoires, de la ruralité et de l’urbanité, en somme, la question de l’architecture et de la fabrique des villes et des paysages. Parmi les artistes exposées, nous avons fait le choix de présenter les femmes architectes, qui depuis les années 1960, insufflent à la discipline de nouvelles manières de faire société, d’appréhender autant l’intime que le vivre ensemble à travers l’acte de bâtir. « L’intrusion » de ces femmes au sein de la profession arrive tardivement et légitime, en partie, la nappe d’invisibilité qui revêt un pan de leur production, notamment celle qui fait aujourd’hui Patrimoine.
Cette exposition intitulée « Le Monde bâti des femmes » réunit les collections du Musée national d’art moderne Centre Pompidou, de la Cité de l’architecture et du patrimoine et du Frac Centre-Val de Loire, et porte un regard sur les femmes architectes qui ont œuvré à la fabrique du territoire et de ses utopies. En évoquant les alternatives aux grands ensembles entrepris par Renée Gailhoustet et Iwona Buczkowska, les interprétations de la maison individuelle dans les créations de Zaha Hadid et Angela Hareiter, l’exposition tend à montrer la place privilégiée qu’accordent ces architectes aux usagers et au désœuvrement dans les gestes du quotidien.
L’engagement politique, social et écologique de Saba Innab, Anna Heringer et Tatiana Bilbao explore, en outre, l’émergence d’une nouvelle sémantique autour du projet d’architecture et questionne une pratique dont l’évolution tend à rebours vers un travail à la fois collectif et intuitif. À travers ce premier récit, il est alors possible, tout en reprenant les mots de la chercheure Stéphanie Bouysse-Mesnage, de « regarder ce que le genre fait à l’architecture ».
Deux collections invitées
Centre Pompidou – Musée national d’art moderne
Cité de l’architecture et du patrimoine
Commissariat : Nabila Metaïr
Artistes et architectes
Tatiana Bilbao
Tatiana Bilbao débute ses études de dessin à l’université ibéroaméricaine (UIA) de Mexico puis en Italie avant de revenir à l’UIA où elle obtient, en 1996, un diplôme en architecture et urbanisme. Elle travaille alors au Seduvi, le Secrétariat du développement urbain et de l’habitat de Mexico. En 1999, elle cofonde, avec Fernando Romero, le Laboratoire de recherche sur l’architecture et l’urbanisme à Mexico (LCM). En 2004, elle crée sa propre agence avec ses associés David Vaner et Catia Bilbao. Elle reçoit en 2014, à Paris, le Prix international de l’architecture durable. Son travail allie modernité et artisanat, mobilisant des techniques traditionnelles comme la terre battue qu’elle mélange au ciment ou la pierre sèche mêlée au béton. Elle réalise notamment la maison de l’artiste Gabriel Orozco en 2008 à Mexico ainsi que la maison d’Ajijic, en terre battue, en 2010.
Plusieurs projets de l’architecte sont à découvrir à travers des maquettes, des dessins et des vidéos au sein du paysage « Le Monde bâti des femmes ». Ces œuvres, issues de la collection du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou et celle du Frac Centre-Val de Loire, racontent la réalisation d’un chemin de pèlerinage amenant d’Ameca à Talpa de Allende à Jalisco au Mexique, le projet de la Maison A à Ordos en Chine (2018) et les logements Sustainble Housing (2015) au Mexique. L’ensemble de son œuvre, tourné vers la cohésion sociale, met en exergue le travail collectif et communautaire en architecture, mais aussi le lien entre innovation constructive et respect de la biodiversité.
Sustainable Housing, 2015
[Logement durable]
Maquette
Collection Frac Centre-Val de Loire
© François Lauginie
Zaha Hadid
Zaha Hadid est née en 1950 à Bagdad en Irak. Après une éducation en pensionnat au Royaume-Uni et en Suisse, elle étudie les mathématiques à l’Université américaine de Beyrouth au Liban. En 1972, elle entre à l’Architectural Association où enseignent Elia Zenghelis et Rem Koolhaas et en sort diplômée en 1977. Elle débute son activité professionnelle en intégrant l’OMA, le collectif d’architectes dirigé par Rem Koolhaas et l’assiste également, en tant qu’enseignante, lors d’ateliers qu’il anime au sein de l’Architectural Association jusqu’en 1979, date à laquelle elle crée sa propre agence. En 1988, elle participe à l’exposition manifeste « Deconstructivist Architecture » au MoMA de New York. Dès lors, ses travaux font l’objet de nombreuses expositions : « Total Fluidity » à Séoul (2008), « Zaha Hadid at the Sonnabend & Rove Galleries » à New York (2008). Le musée Guggenheim lui consacre une grande rétrospective à New York en 2006. Zaha Hadid est aujourd’hui l’une des rares femmes architectes lauréates du Pritzker Prize (2004).
Conçu pour le festival du logement de La Haye, le projet The Hague Villas visait à encourager une nouvelle interprétation de la maison unifamiliale. En 1991, la ville de La Haye invite sept architectes internationaux à concevoir un projet de maisons dans l’un des quartiers périphériques de la ville. Deux rangées de quatre maisons sur des lots identiques occupent un espace situé entre un boulevard résidentiel, un canal et des jardins. Sur les deux lots qui lui sont attribués, Zaha Hadid relève le défi de définir une nouvelle typologie de l’habitat, un type de construction de plus en plus conventionnel et peu innovant. Ces deux villas, la Cross House et la Spiral House, sont formées par la disposition de leurs espaces qui, étant conçus de manière à favoriser de nouvelles interactions spatiales et sociales, tentent de s’éloigner le plus possible des idées préconçues sur la maison. Leur géométrie complexe réinvente une spatialité fluide aux perspectives multiples, faisant de Zaha Hadid une architecte qui défait les dogmes de la géométrie jusqu’à la rendre « amiotique ».
The Hague Villas, Spiral House, 1991
[Les Villas de La Haye, maison spirale]
Peinture
Collection Frac Centre-Val de Loire
© Philippe Magnon
Flavie Pinatel
Flavie Pinatel est vidéaste et professeure d’architecture à l’ENSA la Villette. Installée à la Maladrerie depuis 2004, elle a d’abord réalisé un premier film avec les enfants du quartier avant d’entreprendre Les Chants de la Maladrerie.
Les Chants de la Maladrerie, 2017
Dans cette œuvre, elle rend à la fois hommage à Renée Gailhoustet et aux habitants de la Maladrerie, en montrant le multiculturalisme du quartier, mais également la pluralité des usages qui s’y déploient.
Dans cette comédie musicale, retraité·es, commerçant·es, enfants, élèves du conservatoire d’Aubervilliers ainsi que l’ancien maire Jack Ralite, performent le chant dans divers espaces de la vie intime et collective de la Maladrerie.
Par cette forme singulière, Flavie Pinatel entend s’approcher de la démarche de Renée Gailhoustet qui n’a eu de cesse d’innover et de concilier la démarche sociale à l’engagement politique et poétique. Affranchie d’une forme sociale du documentaire, la vidéaste réussit à soustraire l’architecture de son programme pour lui substituer du vécu. Elle exprime vouloir « rendre sensibles les particularités du quartier, les incarner dans une grande valse des usagers plutôt que d’en avoir une approche savante ».
Les Chants de la Maladrerie, 2017
Documentaire, 26 min
Production Films de Force Majeure, Périscope
Iwona Buczkowska
Iwona Buczkowska est née en 1953 en Pologne. Elle fonde son atelier d’architecture et d’urbanisme en 1980 après une formation en architecture à l’École polytechnique de Gdańsk et à l’École Spéciale d’Architecture de Paris. Dès le début de sa carrière, l’architecte abandonne les modes de constructions classiques et se tourne vers une architecture le plaisir de l’usager et l’échange au cœur de son programme. L’oblique, les constructions en arcs porteurs dont les courbes évitent tout changement brutal d’un niveau à l’autre, constituent les sujets de ses réflexions visant un enrichissement de l’architecture à travers la recherche d’éclairages, l’interaction des espaces ouverts à plusieurs niveaux grâce à un décalage des mezzanines aspirant à la convivialité.
Critique vis-à-vis de la standardisation de l’habitat social d’après-guerre et précurseure dans la construction en bois, elle prône dans ses réalisations une variété d’habitats aux géométries originales avec une profonde réflexion autour de la lumière, des espaces privés et semi-publics. Au cours de sa carrière, parmi de nombreuses études, elle réalise plusieurs ensembles de logements parmi lesquels se distinguent la Pièce Pointue au Blanc-Mesnil (1978-1993), Les Longs Sillons à Ivry-sur-Seine (1980-1986) et Les Toits rouges à Saint-Dizier (1991- 1995), des équipements (dont le collège Pierre Sémard de Bobigny 1989-1994), des bureaux et laboratoires, et, récemment, l’Atelier Max Gold à Cravant (2019-2021).
En 1989, elle reçoit la Médaille d’or et le prix spécial pour le projet de la cité Pierre-Sémard à l’occasion de la cinquième Biennale mondiale d’architecture (Sofia) puis en 1994 la Médaille d’argent et le prix Delarue pour l’ensemble de son œuvre enfin le prix grand public d’Architecture au palmarès de la région Île-de-France en 2003. Plusieurs de ces réalisations sont aujourd’hui conservées au sein de la collection de la Cité de l’architecture et du patrimoine au Palais de Chaillot.
Les logements sociaux dits de la « pièce pointue », 1985-1993
Le projet de la cité Pierre Sémard, issu de la collection de la Cité de l’architecture et du patrimoine, est exposé au sein du paysage « Le Monde bâti des femmes ». À travers plusieurs maquettes et dessins, on y découvre ce que Iwona Buczkowska met en œuvre au Blanc-Mesnil : une architecture en bois polyédrique, une volumétrie sculpturale unique pour chaque logement, des nivellements pour favoriser les séquences paysagères et un choix de matériaux porté par une forte conscience écologique.
Cité Pierre Sémard, axonométrie avenue du Sémaphore, 1985-1993
Dessin
©Cité de l’architecture et du patrimoine / musée des Monuments français
Angela Hareiter
Angela Hareiter fait ses études à l’Université technique de Vienne dont elle sort diplômée en 1968. Elle est l’une des rares femmes à avoir participé à la scène radicale des années 1960 et 1970 en Autriche. Un peu avant Coop Himmelb(l)au, Haus-Rucker-Co et Superarchitettura en Italie, elle engage une recherche fondée sur l’habitat mobile dont elle tire la substance de la culture pop anglo-saxonne et d’Archigram. La modularité de l’architecture qu’elle pense se traduit par l’utilisation du PVC qui offre des possibilités formelles et constructives plus importantes. Nourrie par la culture populaire qui irradie les années 1960 et 1970, Angela Hareiter pense l’habitat comme un véritable objet de consommation accessible à tous. Elle développera ses recherches en matière d’architecture expérimentale et radicale jusqu’à la fin des années 1980 au sein du groupe Missing Link qu’elle co-fonde en 1970. Dans les années 1980, Angela Hareiter est remarquée pour ses activités d’architecture d’intérieur et plus largement, en tant que directrice artistique de projet de théâtre et cinéma en Europe.
Future House, 1966-1967
En 1967, Angela Hareiter conceptualise Future House, un habitat composé de cellules accrochées à un mât porteur collectif, dispositif variable et interactif. L’habitat devient ici un objet de consommation que l’on achète au supermarché et que l’on transporte tel un mobil-home à l’arrière de sa Mustang. Dans un autre projet, Kinderwolken (1967), l’architecte imagine un « nuage destiné aux enfants », une sorte de « cœur » suspendu au-dessus des avenues, espace flexible entièrement dédié au désir et à la liberté. Angela Hareiter poursuivra jusqu’à la fin des années 1970 cette veine expérimentale, à mi-chemin entre art et architecture, pour questionner le rapport du corps à l’espace et les notions de mobilité en architecture.
Future House, 1966-1967
[Maison du futur]
Maquette
Collection Frac Centre-Val de Loire
© François Lauginie
Giovanna Silva
Née en 1980 à Milan en Italie, Giovanna Silva obtient un diplôme en science de l’architecture à l’École Polytechnique de Milan. Elle complète sa formation par une maîtrise en anthropologie culturelle, ethnologie et ethnolinguistique à l’Université Ca’ Foscari de Venise. De 2005 à 2007, elle collabore avec le magazine Domus avant de devenir l’éditrice photographique de la revue Abitare. Artiste photographe, Giovanna Silva dresse le portrait de milieux urbains, s’appuyant sur ses connaissances en sciences sociales pour capturer l’identité propre des territoires. En s’attachant à l’influence de la situation politique et sociale sur le territoire, elle met en lumière la réalité vécue des villes et s’intéresse aux espaces du quotidien rendus quasiment invisibles par l’habitude.
Out of Time, 2022
Qui n’a jamais rêvé d’avoir pour seule compagnie des centaines d’œuvres d’art ? Voici l’expérience que souhaite mener l’artiste Giovanna Silva au sein des réserves du Frac Centre-Val de Loire. Souvent méconnues du public, ces coulisses renferment la majeure partie des collections muséales. L’artiste s’y introduit, se promène dans les rayonnages, observe l’accumulation d’objets et numéros d’inventaires pour capturer 24 images faites d’œuvres en dormance et de mises en scène. Outre la rencontre entre une artiste et un univers invisible, Giovanna Silva provoque une collision entre les réserves et l’espace public, en exposant ses photographies au sein du parcours de la Biennale.
Out of Time, 2022
Film
Production Frac Centre-Val de Loire
©Droits réservés
Renée Gailhoustet
Après des études littéraires en Algérie, Renée Gailhoustet entre à l’École nationale des beaux-arts de Paris au sein de l’Atelier Lods et obtient son diplôme en 1961. Au sein de l’agence de Roland Dubrulle, elle participe à partir de 1962 à l’étude pour la rénovation d’Ivry-sur-Seine. En 1964, elle fonde sa propre agence puis devient en 1969, architecte en chef de l’étude pour Ivry. Elle invite à cette occasion, l’agence Jean Renaudie, à y concevoir le quartier Jeanne-Hachette, qui incarne pour l’architecte son premier projet d’envergure, participant de fait à sa renommée.
Férue de peinture, de littérature et de théâtre, la pensée intellectuelle de Renée Gailhoustet alimente en permanence sa vision de l’architecture. Il en est de même de l’actualité politique qui l’engage sur plusieurs réflexions autour du logement auquel elle dédie l’ouvrage Éloge du logement, publié en 1993. En quarante ans de carrière, Renée Gailhoustet réalisera une vingtaine de projets d’aménagements urbains, de réhabilitations et d’habitations avec la même témérité, celle de concevoir une architecture pour tous, favorisant la rencontre, l’échange et le bien-être. En 1998, elle publie les expériences urbaines qu’elle a entreprises dans un ouvrage intitulé Des racines pour la ville, d’autant plus actuel, à l’heure où les villes sont régies par la standardisation excessive et la promotion immobilière.
ZAD, La Maladrerie, Aubervilliers, s. d.
Plan de répartition des logements, ateliers, commerces, galeries, équipements
Dessin
Collection Frac Centre-Val de Loire
Saba Innab
Saba Innab est une architecte, chercheuse en urbanisme et artiste travaillant à Amman (Jordanie) et Beyrouth (Liban). Elle est diplômée de l’Université des sciences et technologie de Jordanie. Ses travaux portent sur l’urbanisme et sur les processus de production et de reproduction de l’espace. Saba Innab a travaillé avec l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) à la reconstruction du camp de Nahr el-Bared au nord du Liban, projet nominé pour le Prix Aga Khan d’Architecture en 2013. Son travail a été présenté à la 6e Biennale de Marrakech (2016), à la 7e édition d’Home Works à Beyrouth (2015), au musée d’Art moderne de Varsovie (2015).
How to Build Without a Land, 2011
Dès 2011, Saba Innab s’intéresse à la façon d’habiter et de construire une temporalité permanente. En imaginant une sculpture formée par un amas de cubes en bois d’un centimètre cube, elle fait appel à la notion de mobilité et aux structures aériennes, inhérentes aux utopies radicales naissantes en architecture dans les années 1960. Sous cette forme affranchie de tout repère physique, How to Build Without a Land, incarne la manifestation spatiale de l’éphémère au sein d’un récit à la fois utopique et dystopique.
En superposant le système d’universalité que prône l’architecture radicale à celui de l’extraterritorialité, Saba Innab interroge nos capacités à construire sans terre, dès lors que les individus sont aliénés et leurs territoires régentés. L’abandon physique de la terre et l’absence de référence, ne révèlerait-il pas une forme de rejet de toutes normes et formes connues ?
How to Build without a Land, Blueprint (IV), 2017
[Comment construire sans terre]
Maquette
Collection Frac Centre-Val de Loire
© François Lauginie